La première nuit à l'hôpital
Je dus passer bien une heure et demie dans cette salle d'attente.
Je crus qu'on m'avait oubliée et je commençai à envisager plusieurs scénarios:
_ entrer de force dans le service et regarder dans toutes les chambres de la zone D jusqu'à tomber sur mon bébé;
_ sonner à l'interphone en insultant tout le monde;
_ m'endormir sur une chaise inconfortable de la salle d'attente en utilisant National Geographic en couverture...
Enfin, une infirmière vint me trouver. J'avais déjà enfermé mes affaires (sac à main et manteau) dans un sac plastique, ce qui était obligatoire pour rentrer dans le service en raison des "germes" que mon sac pouvait transporter...
Elle me conduisit, après que j'eus lavé mes mains jusqu'au coude, ongles et poignets compris, jusqu'à la chambre de mon bébé qui dormait à nouveau, pâle et visiblement épuisé.
Je repérai ce qui me servirait de lit: un fauteuil qui ne basculait pas complètement.
_ "Je vais vous donner un drap pour faire couverture, m'apprit l'infirmière avant de me prêter un bout de tissu aux couleurs de l'hôpital.
_ Merci."
Je fis remarquer que j'avais patienté longtemps et demandé quel traitement avait pris autant de temps.
_ "On lui a posé une perfusion.
_ Vous avez enfin trouvé une veine?
_ Oui, c'est allé vite finalement."
Evidemment, il avait vidé deux seins, il n'était plus déshydraté cette fois...
_ "Vous lui injectez quoi?
_ Euh... je demanderai... C'est sûrement des ions...!"
C'est du glucose, boulette, c'est écrit dessus.
Je trouvai une tétine à côté de son petit visage, une tétine en plastique alors que Keenan avait toujours pris son pouce.
_ "Pourquoi il y a une tétine? Ce n'est pas la nôtre...
_ Oui, il a beaucoup pleuré quand on l'a piqué et quand on l'a changé, donc on lui en a mis une dans la bouche.
_ Oui, ça ne m'étonne pas. Vous savez, dans certaines langues, le mot pour tétine se traduit en fait par tais-toi... Mon fils prend son pouce quand il a besoin de téter. Du reste, le laisser crier sa douleur et sa détresse est peut-être fatiguant pour vous mais ça me parait sain et naturel. Je préfère qu'on ne lui donne plus de sucette."
Je plante mon regard dans le sien, déterminée malgré mes grosses cernes.
_ "S'il vous plait, j'ajoute du ton le plus mielleux possible.
_ Très bien, je le dirai."
Elle tourna les talons mais je la retins.
_ "Quand pourrai-je voir le pédiatre?
_ Il est déjà passé.
_ En mon absence. Pour lui parler, c'est plus dur.
_ Il repassera peut-être plus tard."
Je la laissai partir et rapprochai une chaise du fauteuil sur lequel j'allais passer la nuit. Je pus déposer mes pieds sur la chaise en me glissant au fond du fauteuil pour tenter de fermer les yeux, douillettement bercée par les bip-bip des machines.
Mon repos fut de courte durée: le pédiatre vint me voir et ne répondit à aucune de mes questions. En revanche, il en avait plein à me poser, lui aussi.
_ "Sur les jambes, c'est de l'eczéma?
_ Non, ce sont des lésions résiduelles de la gale...
_ Ah. Il a été traité?
_ On a tous été traité. Plusieurs fois. Longue histoire.
_ Qu'est-ce qu'il prend?
_ Il a eu de la permethrine.
_ Ah. C'est quoi? Des cachets?
_ Une crème, application locale...
_ C'était quand?
_ Il y a deux semaines. On aurait dû faire le deuxième traitement ce soir.
_ Comment ça, le deuxième traitement?
_ Oui, la première couche tue les adultes... Deux semaines plus tard, on recommence pour tuer les oeufs et les larves qui n'ont pas été tués au premier tour et qui ont éclos et grandi, tout ça...
_ Ah, d'accord."
Il m'a laissée et est revenue une heure après.
_ "Bon, écoutez, si vous deviez faire le traitement pour la gale, on va le faire ici...
_ Euh... pardon? Ici? Donc vous allez le traiter lui, mais ni moi, ni sa soeur, ni son père? Je ne suis pas à la maison pour laver les draps ni traiter notre environnement, mais vous voulez le traiter lui? Pour qu'en rentrant à la maison, il soit recontaminé par sa famille non traitée et qu'on recommence un centième traitement à zéro?!"
Il prit quelques secondes de réflexion.
_ "Oui, dit comme ça...
_ Je le traiterai à la maison, quand il rentrera. On n'est pas à quelques jours près pour ce traitement...
_ Voilà. Bonne idée."
Il est reparti.
Avant de revenir une troisième fois (oui j'ai super bien dormi!) pour me dire qu'il voulait quand même l'avis de la dermato de l'hôpital qui allait donc passer demain pour voir Keenan et ses lésions.
En fait, la dermato de l'hôpital n'est jamais passée nous voir, mais bon.
Vers cinq heures du matin, des infirmières sont venus faire "les soins" de Keenan. J'ai demandé à rester (sinon il fallait que j'aille dans la salle d'attente, encore une fois, et puis que je me relave les mains deux cents fois pour pouvoir revenir) et j'ai même proposé de changer sa couche.
Evidemment, cela l'a un peu embêté et il s'est réveillé mais rendormi rapidement.
En le voyant s'acharner sur son pouce, je redemandai s'il était possible de le nourrir, ce à quoi on me redit non pour ne pas l'épuiser.
_ "Vous ne trouvez pas fatiguant de téter avidement son pouce et pleurer comme il le fait?
_ Mais moi je ne vous parle pas de téter! C'est la digestion qui le fatiguerait, me soutint la nana en blanc."
Hum hum. Il a l'air très fatigué de sa tétée de tout à l'heure...
_ "On lui mettra une sonde gastrique demain."
J'ai pas tout suivi à votre logique, là...? Donc, digérer est fatiguant, c'est pourquoi on va injecter du lait dans son estomac (qu'il digèrera) avec un tuyau pour qu'il n'ait pas à téter alors que téter n'est pas fatiguant...?? Bizarre... sans compter que d'après la pédiatre du début de soirée, c'était téter qui était fatigant... alors pourquoi on le laisse s'acharner sur son pouce, c'est-à-dire se fatiguer, pour rien?
Un jour, je comprendrai... Ce jour-là, je serai... neuro-chirurgienno-pédo-dento-dermat-podo-uro-gynécologue...! D'ici là, je suis maman et j'ai l'impression d'être prise pour une sacrée conne...
Une conne qui a passé une super nuit...