Le fameux Alex
L'un des nombreux épisodes de ma vie où Jérémie a joué un rôle important a été la rencontre du fameux Alex.
Dis comme ça, vous aurez probablement l'impression que je vais vous parler d'une amourette, d'un de mes ex numérotés qu'il m'aurait présenté et dont la patience a été usée jusqu'à la corde par mon incommensurable bêtise avant que tout ne tourne au fiasco.
En fait... non.
Le fameux Alex n'est pas un ex numéroté.
Alex a été mille fois plus que ça.
Il a été mon déclic.
Jérémie était parti en Pologne pour une année Erasmus. Il faisait ce que j'avais toujours rêvé de faire: voyager, partir dans un autre pays pour s'immerger dans la culture et la langue, découvrir, profiter, et revenir.
Quand, en février 2009, je prenai de ses nouvelles par internet, il me suggéra de venir le rejoindre une poignée de jours afin de découvrir la Pologne sous la neige. Je ne me le fis pas dire deux fois.
Dans les dix minutes qui suivirent, je dégotai un aller-retour low cost en avion pour Varsovie et notai soigneusement les indications qu'il me donna pour rejoindre la gare centrale depuis l'aéroport afin de prendre un train pour Lodz (prononcez woutch).
Je n'avais jamais situé Lodz sur une carte avant ça, mais l'aventure me tentait vraiment.
Au matin de mon départ, j'entrai dans l'aéroport avec une appréhension terrible: et si je me perdais à Varsovie, incapable de communiquer en polonais? et si ça se passait mal? Avais-je vraiment raison de prendre cet avion?
Je me voyais trouver une excuse pour Jérémie et ne pas le rejoindre, prétextant avoir perdu mon passeport ou une annulation de vol pour mauvais temps... Mais l'aéroport d'Orly n'affichait que quelques retards et j'avais tous mes papiers dans mon sac à dos.
Le voyage se déroula bien et l'excitation avait pris le pas sur l'anxiété. J'arrivai à la gare de Lodz en espérant pouvoir sauter dans les bras de mon ami mais je dus l'attendre un peu car il était malade comme un chien et était parti en retard de la résidence universitaire. Quand je le vis arriver, je remis en cause ma décision de prendre cet avion: il avait enroulé son écharpe noire deux fois autour de son visage, parlait d'une voix rauque et toussait à s'en arracher la gorge tous les deux mots.
_ "Pourquoi tu n'as pas dit que tu étais malade?! Je ne serai pas venue, ça va t'embêter!
_ Mais non, ça me fait plaisir que tu sois là!"
Il enchaîna en m'annonçant que, comme il était malade, il n'était pas allé faire les courses... et du coup, il n'avait pas acheté le matelas gonflable qu'il m'avait promis. Je le pris bien. L'aventure, c'est l'aventure, hein!
Nous commençâmes par faire quelques courses rapides au supermarché que je pus ainsi localiser, et utiliser tramways pour lesquels Jérémie m'assura qu'il n'était "pas intelligent de payer", l'amende étant moins chère que le carnet de tickets. Le paysage urbain sous la neige avait un charme de film de guerre qui m'amusait beaucoup.
Quand nous arrivâmes devant le bâtiment universitaire, je contemplai l'immensité du bloc de béton. Il devait y avoir un milliard d'étudiants, là dedans...! Ce n'était ni beau, ni neuf, le gardien du rez-de-chaussée était aussi avenant qu'un bouledogue et sa chambre étant au 4ème étage, nous prîmes un ascenseur qui me fit mourir d'angoisse.
Je repassais en revue tous les a priori que les français pouvaient avoir de la Pologne et des pays de l'Est en général, et après avoir découvert la salle de douche et les toilettes, sans verrou et communs à trois chambres d'étudiants érasmus mâles, je validai copieusement ces a priori (en particulier celui de la vétusteté des installations).
Cependant, cela n'allait pas me faire peur: j'étais heureuse d'être là et le dépaysement me plaisait également.
Je découvris surtout la chambre de Jérémie: une chambre avec un lit jumeau, où ils dormaient à deux. Jérémie avait le lit du bas et son "colocataire" prenait le lit du haut. Le reste de la chambre était composé d'un grand placard, de deux bureaux avec ordinateur (dont celui que Jérémie avait emmené de France), d'un frigo et de quelques rangements.
_ "Il n'est pas là, ton coloc?
_ Non, il doit être sorti manger.
_ Il est français aussi?
_ Non, c'est un portugais.
_ Quoi?!"
J'écarquillai les yeux.
_ "Il ne parle pas français?! Mais c'est horrible, je vais pas pouvoir communiquer avec lui...!
_ Si, il parle très bien français. En fait, je me demande s'il a pas la double nationalité, maintenant que tu demandes."
Je m'affairais à ranger les courses dans le frigo quand le fameux colocataire entra dans la chambre.
_ "Salut!"
Je lui jetai à peine un regard, bien occupée avec le frigo.
_ "Salut! C'est toi le coloc? Je suis Laura, l'amie de Jérémie.
_ Moi, c'est Alex."
Il enleva ses chaussures et resta un instant à contempler les miennes que j'avais posée sur le côté de la pièce.
_ "Tu les achètes au rayon enfant, c'est ça?"
Je me tournai vers lui, un sourire amusé au visage.
_ "Je fais du 38! C'est pas petit, que je sache!"
Et à la vue de ses immenses chaussures rangées à côté des miennes, je compris sa réflexion. Mes Vans faisaient un peu pitié.
Cette rencontre me parut anodine sur le coup.
Je dormis par terre cette nuit-là, faute de matelas gonfable, ayant empilé du mieux que je pouvais une couverture et un vieux drap et roulé mon pull pour en faire un oreiller.
La nuit suivante (ou plutôt le matin, car Jérémie me montra sa vie nocturne de fêtard érasmus!), il rentra presque en même temps que moi qui avais laissé Jérémie retrouver sa petite amie pour quelques heures, et tandis que j'allais me rallonger sur mon couchage de fortune, il me proposa de venir le rejoindre dans son lit, "en tout bien tout honneur".
Ni génée, ni inquiète (après tout, j'avais déjà dormi dans le même lit qu'un garçon sans qu'il ne s'y passe rien, notamment avec Jérémie et Quentin!), l'idée me parut parfaitement normale sur le moment.
Mon torticoli et mes courbatures parlaient pour moi. J'acceptai, épuisée et soulagée de quitter le sol pour un matelas.
Alex commença son numéro le lendemain.
Un numéro très habile destiné à le rendre irrésistible. Charmeur mais pas trop, il faisait mine de se dévoiler intimement, me parlait pendant des heures, me posait des questions, nous comparait l'un à l'autre, me décrivait sa vie au Portugal et ses rêves de famille nombreuse...
Je voyais ses gros sabots piétiner ma délicate idée d'une drague honnête, en particulier quand il parla bébé.
Ajoutons qu'il était beau garçon, cela ne gâchait rien.
En Pologne pour trois jours intenses, il ne se passa rien de plus que ce léger rapprochement et une autre nuit à deux sur le même matelas. Je rentrai chez moi avec matière à psychoter et une envie folle de repartir pour la Pologne.
Je n'eus pas à prendre cette peine: Alex venait voir son frère sur Paris et nous en profitâmes pour passer une après-midi ensemble.
Jérémie en profitait pour me monter un peu plus le bourrichon: Alex ne parle jamais autant à une fille, Alex est resté plus de 5 heures consécutives sur MSN avec toi, Alex a pris le temps de te voir à Paris, Alex ne voit personne en ce moment mais aimerait bien...
Quelque chose clochait dans le scénario. Pourquoi Alex s'ennuierait-il avec une relation à distance alors qu'il était en érasmus pendant un an et pouvait tomber toutes les petites polonaises qu'il souhaitait?
Cependant, plusieurs choses faisaient écho dans ma petite tête.
Sans être amoureuse, et quasiment certaine à l'époque que je ne saurai jamais ce que c'est que de l'être un jour, j'acceptai de jouer le jeu et me laissai prendre à son charme. Alex par ci, Alex par là. Il venait d'incarner une espèce de "super mec" dont j'ignorais jusque là l'absolue nécessité dans mon univers.
Je venais de passer des semaines, des mois, à dire combien je voulais un bébé, à demander à des camarades de classe, à Paris comme en Belgique, si me remplir un petit pot ne les dérangerait pas trop.
Alex était le déclic qui m'amenait doucement et sûrement à revoir ça.
Je ne voulais pas seulement un bébé. Je voulais une famille.
Les mois s'égrénèrent autour de cette relation absolument malsaine d'ambiguité que ni lui ni moi ne formula clairement. Nous nous complaisions dans ce jeu de non dit délicieusement fantasmagorique et divinement libre de tout problème. C'était une forme de relation, ni amoureuse, ni amicale, qui était d'avance vouée à l'échec et pour la première fois de ma vie, j'acceptai l'idée d'une fin imminente sans regret ni remords, avec le seul plaisir de vivre pleinement cette non-relation.
Pas une fois nous ne nous sommes embrassés.
Pas une fois nous ne nous sommes dit une chose aussi fausse que "je t'aime".
Débarquant en Ecosse à l'improviste, il m'avoua trouver mon arrivée "digne d'un film d'Hollywood". De mon côté, je m'étais prouvée que j'étais capable d'aller au bout du monde pour quelqu'un. Il était mon "coup d'essai", la personne pour qui je pouvais me prouver des choses.
En arrivant sans prévenir dans sa chambre polonaise pour le surprendre avec une allemande fin juin, je me prouvais aussi combien cette non-relation ne reposait pas sur un sentiment d'amour mais sur l'exaltation vraie de défis fous et invraissemblables qui m'amenaient à déterminer mes limites et mes réelles envies d'avenir. La présence de cette allemande m'étonna mais je ne fus ni choquée ni attristée de le savoir en couple avec une autre.
De fil en aiguille, j'arrivai à me trouver face à moi-même.
Alex a été mon déclic.
Il m'a fait comprendre combien je souhaitais tomber amoureuse pour vivre toutes ces choses folles en vrai, avec une vraie personne qui me les rendrait vraiment. Il m'a aidé à voir en moi, derrière ce désir d'enfant, ce désir de couple et d'amour, cette interminable attente de l'autre que j'avais transformée en course pour mieux m'échapper.
Il m'a fait réaliser, après des années interminables d'abstinence pénitente, que je voulais pouvoir me blottir dans les bras de quelqu'un pour me réchauffer, mais de quelqu'un qui ne partagerait pas son matelas avec moi par pitié ou par galanterie.
Il m'a donné envie de dire "Je t'aime", mais pas à lui.Tout simplement.
Et vous savez le plus drôle? C'est que c'est à Quentin que je l'ai dit...! Le pauvre ramait large avec une parfaite emmerdeuse du nom de Charline et semblait de plus en plus mal en point à chaque fois que je prenais de ses nouvelles et d'un coup, d'un seul, un beau jour, je lui ai balancé un "Je t'aime" sur MSN avant de retourner vaquer à mes occupations en le laissant se disputer de plus belle avec sa chérie du moment.
La dernière fois que j'étais en Pologne, dans sa chambre, je lui lançais un au revoir joyeux en talonnant Jennifer que j'avais entraînée dans un Road Trip à travers l'Europe, quand il me rattrapa.
_ "Attends. Attends."
Jennifer nous a souri et nous a laissé seuls pour m'attendre dans le couloir.
Nous nous sommes regardés un long moment et souri. Nous savions tous les deux que nous ne nous reverrions plus jamais. Game over. No regrets.
Pas de baiser.
Une simple caresse sur ma joue, un "à bientôt' comme si nous nous retrouvions pour déjeuner et je suis partie.
Cet au revoir là était, lui aussi, digne d'un film d'Hollywood selon moi.
Je suis rentrée chez moi. Je l'ai supprimé peu de temps après de mon facebook et de mes contacts MSN.
Je n'ai presque aucune nouvelle depuis.
Avec les années, on s'aperçoit que la vie est en fait une succession de petites et de grandes choses, sans ordre ni harmonie, et la plupart du temps, sans raison. Vous rencontrez des gens, vous les aimez, vous les quittez, vous en rencontrez d'autres, et tout recommence. Il y a des gens qui font un bout de route avec vous, d'autres qui ne font qu'un passage éclair. Certains sont très importants et d'autres... pas du tout.
Tenez, comme cette petite punaise dans votre classe en CP, vous voyez?
Et puis il y a ceux qui, sans le préméditer, vont être à l'origine d'un grand virage, comme si le destin, par leur intermédiaire, vous donnait un coup de pouce pour vous remettre dans la bonne direction.
Et avec un peu de recul, en regardant derrière soi, on voit ses personnes qu'on laisse derrière nous devenir une pierre du chemin, celle qui marque un croisement ou bien celle qu'on grave de nos initiales. De ces cailloux qui font les grandes montagnes mais qui ont préféré vous faire, vous.
Alex est une pierre de chez moi.
Maintenant, vous savez tout du fameux Alex.