Samedi 6 novembre 2010.
J'ouvris les yeux très tôt. Le réveil que Jenn avait réglé pour prendre son train de retour sur Liège tôt dans la matinée n'avait pas sonné, ce qui était une preuve qu'il devait être maximum sept heures.
Je décidai de me lever du lit pour ne pas la réveiller en me retournant sans fin pendant des heures. Je ne savais pas si Sébastien était rentré et une petite partie de moi commençait à s'inquiéter. Je descendis donc au rez-de-chaussée en faisant le moins de bruit possible. La camionette du père de Séb n'était toujours pas revenue.
Après avoir passé mon visage décomposé par la fatigue sous l'eau froide, je m'aventurai à pousser la porte close du bureau. Un sourire attendri naquit sur mes lèvres.
Mon fiancé était endormi sur un miniscule matelas gonflable, une couette jusqu'au cou. Il était irrésistible, en tas de muscles inoffensif qui ne se doute pas de ce qui l'attend, à savoir moi.
Je m'approchais et le réveillais doucement.
Je m'étais attendu à ce qu'il grogne et me le reproche, mais pas du tout. Il ouvrit les yeux et me fit un sourire avant de s'étirer de tout son long.
_ "Il est quelle heure?
_ Tôt, je crois. Jenn dort encore."
Je me glissai contre lui.
_ "Tu me fais une petite place?"
Il était brûlant, ce qui contrastait curieusement avec le carrelage glacé contre lequel la moitié de mon corps se trouva allongé.
_ "Désolée de te réveiller..."
En fait, pas du tout, mais c'était par politesse. Je calai mon nez dans son cou.
_ "Joyeux anniversaire, mon amour."
Il m'offrit un joli sourire à fossette en tournant la tête vers moi.
_ "C'est pas encore aujourd'hui.
_ C'est tout le week-end. Je vais te le répéter jusqu'à dimanche... Après, tu seras juste vieux et bon pour attendre encore un an avant de faire la fête.
_ Vous êtes bien rentrée, avec Jenn?
_ Oui. Et toi? Tu es resté encore longtemps, après notre départ?
_ Non, pas trop. En plus, Luc avait de la route pour rentrer, après."
Je me pressai contre lui en sentant ses doigts courir sur mes reins.
_ "C'est vrai. Il ne voulait pas dormir ici, plutôt?
_ Non, il a préféré rentrer."
Fatiguée du carrelage, je décidai de grimper sur lui à califourchon.
_ "C'est glacé, par terre. Le matelas est trop petit, soupirai-je.
_ Retourne en haut te coucher.
_ J'ai envie d'être avec toi, fis-je."
Je m'allongeai donc contre lui, tranquillement.
_ "Tu vas passer plus de temps avec moi, aujourd'hui? Ou tu as encore plein de choses à organiser au Mil?
_ Non, tout est là-bas. J'irai dans la soirée, mais je suis là tout l'après-midi."
Je ronronnai de plaisir à cette idée. Ou alors c'était parce qu'il promenait sa main sous mon haut de pyjama.
_ "Tu vas être rien qu'à moi pendant tout plein d'heures? souris-je en l'embrassant."
Il approuva, toujours souriant.
_ "Tu ne m'en voudras pas si je ne viens pas ce soir? Je n'ai pas très envie d'être toute seule dans mon coin à respirer de la fumée de cigarette. Tu sais que sortir tard, ce n'est pas mon truc.
_ Tu ne veux vraiment pas venir?
_ Je vais vite en avoir marre et tu seras obligé de me ramener ici et de quitter le Mil Pau le temps de faire l'aller-retour. J'ai pas envie de te gâcher la soirée..."
Je le laissai m'enlever mon haut de pyjama et baisser mon pantalon.
_ "Ok. Tu vas passer la soirée ici, alors.
_ Je serai déjà couchée quand tu reviendras, approuvai-je en me redressant tandis que mon pantalon atterrissait sur le carrelage."
Quelques instants plus tard, nous nous lancions doucement dans une danse qui faisait onduler mes hanches d'un rythme lent qui rappelait celui des vagues sur la plage.
Vous avez déjà eu cette impression que vous faites un mouvement que vous ne connaissez même pas? Je me voyais bouger, mais je n'avais aucune idée de comment je m'y prenais. C'était juste... instinctif, je suppose. Le cerveau reptilien est plein de ressources, en fait.
Après quoi, bon... on n'allait pas s'endormir là, quand même. Donc on est passé à la vitesse supérieure et le canapé a été témoin d'un tas de trucs que je n'ai aucune intention de vous raconter.
Lorsqu'on a arrêté de jouer au bilboquet, j'étais pressée de prendre une bonne douche et de me laver les dents parce que j'avais dans la bouche un goût dégoûtant (non, je ne préciserai pas d'où il venait). Je pris toutefois le temps de me blottir dans les bras de mon fiancé épuisé en souriant.
_ "Joyeux anniversaire, mon trésor, ronronnai-je.
_ Je crois qu'on m'avait jamais offert un cadeau comme ça. Tu me réveilles quand tu veux."
J'éclatai de rire.
_ "L'an prochain, j'oublierai les places de concert, alors.
_ T'as assuré, pour les places.
_ Merci. Je suis contente que ça te fasse plaisir. Mais tu sais, si tu préfères aller écouter quelqu'un d'autre ou à une autre date... il y a une assurance annulation.
_ C'est parfait comme c'est.
_ J'espère que tu t'amuseras.
_ Tu ne viens pas les voir avec moi?
_ Je pense que tu en profiterais mieux avec un pote... Et puis, je ne suis pas sûre d'être là."
Je l'embrassai tendrement.
_ "Je vais à la douche. Tu veux venir?
_ Commence, je te rejoindrai."
Comme d'habitude, songeai-je avec un sourire.
Nous décidâmes d'aller en France du côté de St Amand avec Jenn qui, avant de prendre son train (de toute manière, elle venait déjà de louper le premier), voulait retirer de l'argent depuis un distributeur français.
Quête vaine: il y avait toutes les banques sauf la sienne en ville.
J'avisai un magasin de vêtements pour bébé et sautillai allégrement jusqu'à son seuil.
_ "Tu vas encore dépenser des sous si tu entres là-dedans, souligna Sébastien.
_ Pas si Jenn me surveille...! Je regarde, juste pour me faire plaisir et imaginer que j'achète tout!"
Il céda en nous donnant cinq minutes, le temps de fumer une cigarette devant la boutique. Je me précipitai vers les rayons pour bébé de moins d'un an et repérai une adorable salopette en jean.
_ "Regarde! Elle est trop beeeeeelle!"
Jenn approuva d'un large sourire.
_ "Maintenant, repose-la, sauf si tu veux creuser ton découvert.
_ Rabajoise..."
Je continuai mon exploration des rayonnages en me sentant vraiment pressée d'être enceinte (ce que j'étais déjà mais je ne le savais point). Sébastien nous rejoignit après avoir fini de fumer.
_ "Alors?"
Je me tournai vers lui, comme s'il était un gong qui venait de sonner la fin des réjouissances.
_ "C'est bon, on peut y aller, admis-je en faisant un pas vers la sortie.
_ Comme ça? Sans rien prendre? s'étonna-t-il."
Je fus très étonnée de la question. Probablement que Sébastien ne connaissait pas le sens du mot raisonnable.
_ "Pas de dépense, on a dit.
_ C'est bon, allez... Je le paie."
Jenn sauta sur l'occasion.
_ "Non, je le paie avec ma carte, comme ça je te rembourse le restau d'hier et plus besoin de chercher une banque pour tirer du liquide!"
Ils tombèrent d'accord et se tournèrent vers moi.
_ "Alors, tu prends quoi?"
Mon petit coeur fit des bons de joie. Je retournai prendre la jolie salopette en jean et la montrai à Sébastien en souriant.
_ "Regarde comme c'est trop craquant! Tu imagines notre bébé là-dedans?! En plus, le jean c'est neutre. Si c'est une fille, on lui mettra un t-shirt rose dessous."
Sans faire de commentaires, il hocha la tête et je ressortis du magasin avec un petit sac à la main qui contenait la salopette en question. J'étais aux anges.
C'était la première fois depuis que nous sortions ensemble qu'il "investissait" dans des affaires pour bébé. J'avais payé l'entièreté de la garde-robe de notre potentiel futur enfant jusqu'à ce jour, et j'avais l'impression que... ça y était: pour lui aussi, c'était concret. Pour lui aussi, ça allait vraiment arriver.
Après que Jenn eut pris son train, je retournai dans la chambre et m'effondrai sur le lit, épuisée d'avoir si peu dormi. Il me promit de me réveiller vite et quitta la maison pour faire une course.
Sauf qu'en fait, il ne me réveilla pas vite.
La nuit tombait déjà et j'avais passé mon après-midi à dormir quand il entra dans la chambre avec un énorme bouquet de fleurs.
Elles étaient magnifiques. Je suppose que dans toute autre circonstance, j'aurais pu apprécier pleinement le geste sans me sentir brusquement envahie par un sentiment de désespoir qui n'avait rien à faire là.
Le bouquet était immense, il devait être hors de prix... Tout cet argent jeté par la fenêtre pour des fleurs coupées qui allaient fâner dans une semaine... Tout ça pour moi, en plus. C'était un geste probablement touchant... mais foutrement idiot.
À l'instant où je les aperçus, j'eus envie de les voir se transformer en confettis que j'aurais pu lui jeter à la figure.
Lorsque je descendis au bureau, je le trouvai en compagnie de Luc. J'en déduisis que je n'allais pas l'avoir "rien que pour moi" quelques heures. Sébastien m'expliqua qu'il n'y pouvait rien, Luc était arrivé dans l'après-midi et il ne pouvait pas le mettre à la porte alors qu'il faisait toute cette route pour son anniversaire.
Il finit par me laisser pour la soirée, comme prévu, et me prévint de guetter dix-neuf heures.
À dix-neuf heures, j'étais seule à la maison avec les parents de Sébastien et une jeune femme toqua à la porte de la cuisine. J'allais lui ouvrir et elle me tendit une magnifique orchidée en pot.
Bon, ce n'était pas une fleur coupée et, en plus, j'adore les orchidées.
Mais je venais de lui dire que je ne comprenais pas qu'il dépense de l'argent pour des fleurs et... il m'en offrait une autre?! J'étais anéantie.
_ "Bon. Une autre fleur. Merci.
_ De rien, sourit poliment la jeune femme avant de repartir."
Je posai le pot sur la table de la salle à manger sous le regard inquiet de mes beaux-parents, poussai un soupir frustré et retournai m'installer devant l'ordinateur. J'envisageai de passer mes nerfs en surfant sur les sites de petites annonces immobilières.
Renée et Jacques vinrent me tenir compagnie.
_ "Tu n'aimes pas la fleur? demanda gentiment Renée.
_ Oh, elle est très jolie, répondis-je, légèrement amère.
_ Oui, c'est une belle plante.
_ Il sait que je n'ai pas la main verte, je le lui ai déjà dit. Plusieurs fois. C'est vraiment idiot de sa part de m'offrir une fleur que je vais tuer en trois jours! expliquai-je soudain."
En fait, j'avais juste envie de pleurer de frustration et de colère. Je ne l'avais pas vu de la journée, il allait passer la soirée sans moi, et il me laissait, pour me consoler, des fleurs hors de prix qui coûtaient dix adorables salopettes pour bébé! Bon sang, mais qu'est-ce que je lui avais fait?
Renée essaya de m'apaiser.
_ "Il pensait bien faire.
_ Oui, je sais... C'est un très gentil geste, les fleurs sont superbes! Mais pour le prix du bouquet, je pouvais faire un aller-retour jusqu'à Paris. Je vais devoir me serrer la ceinture tout le mois parce que je n'ai plus un seul sou sur mon compte et il achète des fleurs qui seront fichues dans dix jours! Je ne comprends pas cette attitude...
_ Ah, ça. C'est parce qu'il n'a jamais su ce que c'était que de manquer d'argent, fit Renée. Il a été pourri gâté, tu sais. On l'a élevé comme ça, avec Jacques. Il n'a jamais manqué de rien. Gérer des comptes, il n'a jamais fait.
_ C'est vrai, admit Jacques. Il ne se rend pas compte, c'est comme ça.
_ Mais... il dit qu'il veut une vie de famille... Il y a des priorités pour ça, non? Voir sa fiancée quand on veut construire un couple, c'est logique, non? Un billet de train plutôt que des fleurs...?"
Renée opina du chef.
_ "Pour ça, il faut communiquer. Tu dois lui dire ce que tu ressens et que tu veux qu'il fasse un effort dans son attitude, sinon il ne le fera pas tout seul, hein. Si tu ne lui exprimes pas ce que tu ressens, il ne va pas chercher, il ne devinera pas. J'ai toujours cherché à l'élever comme ça - et je pense que j'ai réussi - de toujours partager, toujours échanger. C'est un garçon qui sait écouter. Il va comprendre si tu lui expliques ton point de vue."
J'approuvai sa suggestion.
Et envoyai un e-mail à mon fiancé.